J’ai toujours été passionné de voir comment des modes de pensée nouveaux, des approches nouvelles, pouvaient transformer profondément l’organisation, l’implication, le plaisir. Et finalement transformer l’efficacité, ou plutôt l’efficience, ce qui dans un monde de compétition revient en fait au même.
Souvent il s’agit de concepts simples, presque simplistes.
Il y a à chaque fois un « avant » qui est une évidence commune. Un « basculement » » qui choque car il remet en cause cette évidence. Qui soulève les innombrables incompréhensions de ce que sera le futur si l’on accepte le nouveau paradigme. Qui bloque sur les nombreux obstacles, réels et souvent supposés si l’on passe le cap. Et surtout qui veut croire « qu’on le faisait déjà ! »
… Mais on ne le faisait pas ! Pas comme ça !
Et il y a un « après » qui se demande parfois comment on a pu penser autrement, « avant ».
L’entreprise collaborative et numérique est je crois la nouvelle étape de ce cheminement.
Ce n’est que l’étape suivante mais majeure de toutes ces petites révolutions managériales qui ont eu cours depuis 30 ou 40 ans. Des révolutions qui ont été rendues obligatoires par l’accélération de la compétition internationale entre les entreprises, de la versatilité des clients, de l’exigence croissante du consommateur et du travailleur citoyen. Rendue nécessaire aussi par l’innovation permanente et souvent de rupture dans l’offre de produits ou de services qui change en permanence les acteurs de la compétition et demande une adaptation permanente pour ne pas perdre pied.
Avant de parler de cette entreprise collaborative et numérique par elle-même, que j’aborderai dans mon article suivant, je me propose dans cet article de reprendre quelques-unes de ces mini révolutions qui ont changé le travail, telles que j’ai pu en être le témoin.
« Rendre factuel » ! Une première révolution banale et tellement puissante !
J’avais 23 ans à l’époque. Elle m’a été imposée par un : « Brunet, arrêtes tes états d’âme – c’est quoi les faits ?» qui m’avait laissé désemparé à l’époque. Quoi, je parlais bien de la réalité puisque je remontais les difficultés de l’atelier, les problèmes de réglage des machines, les antagonismes relationnels entre les gens !
Mais cette petite phrase, qui caractérisait bien la façon de penser de l’entreprise pragmatique (et humaniste) dans laquelle j’étais alors a tout changé pour moi.
Oui, il y avait des problèmes, oui il y avait des gens insatisfaits, des dysfonctionnements anormaux. Mais les analyser avec le ressenti, avec l’évidence proposée, souvent ne correspondait pas à la réalité des causes et ne permettait de travailler ni sur les vrais causes ni de régler le problème.
C’est bien là toute la différence entre « ressentir les choses » et les « factualiser ».
La machine était en panne et j’étais fâché qu’insuffisamment de moyens soient mis pour l’entretenir ! Mais en analysant ce qui se passait exactement, en observant, en mesurant, on voyait que la machine était en fait en panne parce qu’aucune consigne n’existait pour bien la régler. Que les gens faisaient comme ils pouvaient.
Tel patron n’en pouvait plus de tel ouvrier insupportable et notoirement râleur et je croyais devoir sanctionner l’ouvrier récalcitrant car j’avais assisté à l’un de ses esclandres ! Mais en regardant bien sans rester sur cette émotion première, les faits montraient que les conditions de travail faites à cet ouvrier étaient inacceptables et que c’est là qu’il fallait agir !
Ce fut pour moi un grand apprentissage.
Je crois que peut-être, aujourd’hui et pour notre plus grand bien, certains, parmi nos gouvernants, nos législateurs, nos pourfendeurs, nos communicants, pourraient aussi faire ce grand saut du factuel. Souvent ils ne l’ont pas fait. Peut-être même ont-ils reculé. L’émotion alerte, mais seule l’analyse résout.
Les lois Auroux – Deuxième révolution
Auroux était ce ministre Français du travail sous le premier gouvernement Mitterrand qui a instauré en particulier un droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail.
Pour beaucoup à l’époque c’était inenvisageable. Comment l’organiser. Comment ne pas tomber dans la revendication impossible à satisfaire. Pourquoi risquer de tomber dans des conflits sociaux évitables ?
Là aussi, et j’ai eu la chance que la Direction de mon entreprise choisisse de prendre positivement ce qui était imposé. De faire le pari de la responsabilité du personnel et de la mise en place honnête et ouverte de telles concertations.
Cela a été une très belle réussite. Nous avons été nombreux à découvrir la richesse de la connaissance de l’entreprise et de la réalité des problèmes par les opérateurs eux même. Nous avons été nombreux à découvrir leur sens de la responsabilité et de la mesure quand on leur fait confiance. Et l’on a pu régler ainsi des problèmes qui ne l’auraient pas été autrement. Et donner un nouvel élan à la qualité des produits, à l’efficacité du travail, comme aux conditions de travail.
Puis les cercles Qualité
Venus du Japon sans doute, mais en même temps évolution directe des groupes d’expression Auroux et prémices enthousiasmants de la Qualité totale.
Le « management par objectif »
Là aussi une idée « toute simple ». Par le simple apport d’une pensée différente, d’un seul coup, les choses ont changé. Pourtant cette idée de « management par objectif » en a choqué certains, m’a surpris moi-même. Chaque matin on allait au travail et l’on résolvait plein de problèmes et avançait plein de dossiers. A quoi servait de se fixer des objectifs ? On faisait le travail ! Pourquoi cette méfiance et cette pression supplémentaire de fixer des objectifs en plus ?
Et pourtant ! Tout à coup, l’on axa le travail non plus seulement sur la résolution quotidienne de problèmes, mais, aussi, sur un travail de fond d’évitement de ces problèmes. Sur l’atteinte de nouveaux niveaux d’équilibre encore jamais atteint, ce qui obligeait à trouver des solutions définitives aux problèmes. A mobiliser toutes les intelligences et toutes les énergies de manière orchestrées autour de ces objectifs.
Le progrès était énorme ! Techniquement et en terme de performance, mais aussi en terme de satisfaction de faire un travail qui consiste à grandir et faire grandir et non pas à résoudre constamment les mêmes problèmes et éteindre les mêmes feux.
Enfin le Lean manufacturing – et l’avènement des termes Anglais
Un terme qui veut tout dire et ne rien dire – management au plus juste – Ne pas aller plus vite, plus fort, plus complexe. Mais éliminer tout le superflu, tout ce qui dysfonctionne. Les mauvais processus, mauvaises consignes, attentes de décision, stocks évitables, déplacements inutiles, refabrications …
Encore une idée simple qu’il « suffisait » d’éclairer. Dans presque tous les processus, la part de la valeur ajoutée et tellement minime par rapport à toute l’énergie qui a été dépensée avant cette valeur ajoutée, qu’il vaut mieux travailler à réduire cette énergie dépensée, plus que de travailler à accélérer la cadence de réalisation de la valeur ajoutée.
Lorsqu’on veut accroitre la production, les ingénieurs travaillent classiquement sur l’accroissement de la cadence de la machine, des gestes des équipes. Mais est-ce là vraiment ce qu’il faut faire lorsque l’on fait déjà 10000 produits à l’heure, mais que l’on mobilise toute l’entreprise pendant 3 mois pour réussir à sortir ces 10000 produits entre le passage de la commande des matières premières, la programmation des équipements et des équipes, leur mise en œuvre, les contrôles qualité, le pilotage informatique, le stockage et le transport ?
Et l’autre idée derrière cela, l’idée qui n’a cessé de grandir depuis les lois Auroux, l’idée que l’on ne peut rien faire sans les ouvriers et les opérateurs.
L’idée que seuls les gens qui sont sur le terrain (le Gemba) connaissent la réalité des problèmes. Et qu’il faut donc leur proposer une organisation qui leur permettre de voir, de comprendre et d’agir sur ces problèmes.
C’est le principe des Unités Autonomes de Production, sous-ensembles homogènes de petites tailles, tournés vers la réalisation d’un type homogène de produits à destination d’un groupe homogène de clients. Les opérateurs intègrent alors très profondément les exigences de ces clients, les difficultés de réalisation de ces produits, les problèmes organisationnels ou techniques de leur ligne de production ou de l’environnement de cette ligne de production. On leur permet, grâce à la « Value Stream Mapping », méthode organisée d’analyse de processus, grâce à la factualisation et la mesure, de mettre en exergue ces dysfonctionnements et d’agir dessus.
Pourtant ce sont des idées simples et logiques qui au départ paraissent inacceptables ! La révolte gronde ou au moins la suspicion ! C’est le rôle des agents de maîtrise et des techniciens d’analyser les problèmes et d’y trouver des solutions ! Comment peut-on penser que les opérateurs le puissent, eux qui ne sont pas fait les études ou n’ont pas « le niveau pour ».
Et pourtant, cela fonctionne ! Cela oblige à revoir les responsabilités de chacun ainsi que l’organisation. Cela fonctionne et cela enrichi le travail de chacun. L’agent de maîtrise va inciter le personnel à remettre en cause et améliorer le processus, va garantir le respect de ce qui aura été déterminé par le groupe. Il négocie les moyens nécessaires avec le reste de l’entreprise. Il montre sa satisfaction sur le progrès et pas seulement sur la simple exécution. Le technicien, va apporter la méthodologie. Apporte sa connaissance technique. Et l’on construit une entreprise plus impliquante, plus adaptable en permanence, plus performante, ou chacun aura part active au progrès de son travail et à l’enrichissement de sa tâche.
Toutes ces révolutions ont apporté leur pierre à des fonctionnements de l’entreprise fortement modifiés, de plus en plus participatifs, de plus en plus réactifs et pro actifs, de plus en plus efficace.
Et puis, la révolution … collaborative et numérique !
Cette révolution future, celle qui suit toutes ces précédentes est sans doute la révolution « collaborative et numérique », passionnante, enthousiasmante, qui se profile et commence déjà.
Elle sera le thème de mon prochain article
« Le monde déteste le changement, c’est pourtant la seule chose qui lui a permis de progresser » – Charles F. Kettering
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